Le brevetage du vivant

12 mars, 2006

1- Introduction.

Depuis les deux dernières décennies, on peut facilement constater, que c’est à une vitesse fulgurante que plusieurs nouvelles technologies, telles que l’informatique et la biotechnologie, se sont développées et ont considérablement modifié notre mode de vie. Par exemple, comment pourrions-nous aujourd’hui faire fi de l’informatique et de tout ce qu’elle comporte de changement, que ce soit dans notre simple quotidien ou plus explicitement dans les différents domaines de l’industries ? Ces nouvelles technologies, comme nous le rappelle Obadia (2001), sont toujours en expansion et, dans l’avenir, elles continueront d’affecter les différents domaines de l’industrie, plus particulièrement ceux de l’agro-alimentaire, de l’environnement et de la santé. Selon Statistique Canada, pour l’année 1999, « le secteur canadien de la biotechnologie a produit des recettes de près de 2 milliards de dollars, dont 718 millions en exportation, et tout indique que ces revenus dépasseront 5 milliards en 2002 »[1].

2- Problématique liée à la brevetabilité du vivant.

Il apparaît donc évident que dans ce domaine, la recherche et le développement produisent des nouveaux procédés et plusieurs nouvelles inventions. Ces dernières, font alors très souvent l’objet de demandes de brevets de la part de leurs auteurs. Ainsi, une nouvelle question se pose ; devons-nous permettre l’obtention de brevet sur le vivant ? Car, c’est bel et bien de cela qu’il est question en ce qui concerne la biotechnologie ; qu’il s’agisse d’aliments génétiquement modifiés, de clonage animal ou de xénogreffes[2], nous avons toujours affaire au vivant. Cette question poser précédemment en génère plusieurs autres. Est-ce rentable et à qui ? Est-ce légal et comment peut-on encadrer cette pratique ? Est-ce moralement acceptable et si oui, dans quelle mesure ? Comme vous pouvez le constater, la problématique n’est pas simple, d’autant plus qu’elle est d’ordre éthique, politique et économique. Dans ce texte, nous aborderons la problématique de la brevetabilité du vivant, plus particulièrement, dans une perspective éthique, ce qui nous amène en un premier temps à un questionnement plus général. Comme nous le suggère Wunenburger, peut-on « condamner globalement toute entreprise technico-scientifique, qui modifierais la condition de l’homme ou l’ordre de la nature ? »[3]. En effet, comment pourrait-on répondre à la question concernant la brevetabilité du vivant si nous ne nous sommes pas préalablement interrogés sur la dimension éthique des biotechnologies en générale ? C’est donc ce que nous allons faire dans les prochaines lignes, tout en ne perdant pas de vue notre question initiale sur la brevetabilité du vivant.

3- Différentes approches éthiques.

De façon générale, en ce qui a trait à l’éthique, il y a toujours deux tendances philosophiques qui s’opposent, c’est-à-dire la perspective utilitariste et la vision déontologique. Cette dernière est orientée par rapport au principe du devoir[4], tandis que l’autre se situe plutôt par rapport à un but, qui est la recherche de l’utile et du bonheur[5]. Ceci étant dit, en ce qui concerne les biotechnologies, il y a les tenants de celles-ci et ceux qui s’y opposent. Comme nous le souligne Obadia (2001), les partisans des biotechnologies sont surtout des scientifiques et des hommes d’affaires tandis que les opposants de ces technologies sont issus de différents autres domaines tels que la sociologie, la théologie et la philosophie. Dans un premier temps, voyons les arguments de ceux qui s’y oppose et du même coup, de quelle tendance éthique ils s’inspirent.

4- Biotechnologie et perspectives éthiques.
4.1- L’usurpation de la prérogative divine.

Comme nous le dit Obadia (2002), les opposants au brevetage du vivant et aux manipulations génétiques considèrent celles-ci comme une « usurpation de la prérogative divine ». En d’autres mots, ils s’y opposent, car ils considèrent que manipuler génétiquement le vivant, c’est se mettre à la place de Dieu. Dans cette optique, on assume que les pratiques tel que la transgénique portent atteinte à « l’intégrité naturelle » des êtres vivants. Ce concept d’intégrité naturelle soutient trois éléments distincts ; le premier est le « droit naturel », le second est la « valeur intrinsèque » et le dernier dépend de la « proximité » que détient l’être vivant par rapport à l’homme. Selon cette théorie, le principe du droit naturel nous indique que tout être vivant est pourvu d’un destin et d’une finalité. Le deuxième élément, i.e. la valeur intrinsèque, veut dire que les êtres vivants possèdent une valeur indépendamment de celle que nous leurs donnons. Enfin, pour ce qui est de la proximité que détient l’être vivant par rapport à l’homme, il en découle évidemment le fait qu’il possède pour nous une valeur relative, c’est-à-dire que plus il est proche de nous, plus il a de valeur à nos yeux. Dans cette perspective, l’intégrité de la nature se fonde aussi sur les liens que l’être humain alimente avec elle. Cette doctrine prend donc sa source dans l’éthique déontologique, car elle se fonde par rapport au devoir que l’homme a envers la nature. En d’autres termes, elle préconise une approche responsable et respectueuse de la part de l’homme en ce qui a trait à la nature dans laquelle il habite et à la vie qui en résulte. Notons, comme nous le rappelle Obadia (idem, p. 80), que « cette doctrine, manifestement judéo-chrétienne, impose une gestion respectueuse de l’œuvre du Créateur »[6]. Ainsi, dans cette perspective, l’oeuvre de Dieu ne peut en aucun temps être atteinte dans son intégrité et l’homme joue le rôle de fiduciaire à son égard. Ainsi, il n’est pas possible d’opérer des manipulations génétiques sur le vivant, car cela pourrait attenter à l’intégrité des espèces et à leurs « droits » d’exister en tant qu’espèces distinctes. Les détracteur de cette théorie affirme en contre partie que les droits réclamés au nom des espèces vivantes sont sans fondement biologique car, pour eux, les espèces, même modifiées génétiquement, sont toujours distinctement reconnaissable les unes par rapport aux autres[7]. De plus, ils renchérissent en disant « que ces processus ne différent en rien du processus naturel de production sélective qui a toujours existé »[8] (idem, p. 81).

Un autre argument de type déontologique qui s’oppose à la modification génétique du vivant est la « conservation de l’intégrité du bien ». Cet argument, lui aussi de source judéo-chrétienne et d’intuition théologique considère que l’homme est responsable de cette conservation et cela, de par sa fiducie face à la nature-création. Ainsi, comme nous le précise Obadia (idem, p. 81), « la gestion du bien (en l’occurrence la nature) s’accomplit dans un cadre de conservation de l’intégrité du bien, excluant toute fructification ou amélioration inhérentes à la fiducie »[9]. Cette citation est extrêmement révélatrice et on pourrait même dire qu’elle résume à elle seule, tous les arguments de ceux que je qualifierais de déontologistes croyants. Mais encore une fois, ceux qui s’opposent à cette thèse et qui sont en faveur des manipulations génétiques font valoir que cette vision est désuète, particulièrement en science, mais aussi en ce qui concerne le savoir en général[10]…

4.2- La « réification » de la vie.

Évidemment, il existe aussi d’autres arguments pour s’opposer à la manipulation génétique et la brevetabilité du vivant, mais l’opposition à la réification[11] de la vie en est un de taille. Cet argument se base sur le fait que les pratiques biotechnologiques, ainsi que la brevetabilité du vivant, nous amène à percevoir le vivant au même titre que les choses et la matière brute du non vivant. Selon l’approche déontologique, cette chosification de la vie, particulièrement dans le cas du brevetage, nie la valeur intrinsèque des espèces vivantes pour la remplacer par une valeur marchande. Or, comme nous l’avons dit précédemment, selon l’approche déontologique, la vie possède en elle-même une valeur intrinsèque par le principe de l’intégrité naturelle. Il est à noter que certains utilitaristes abondent dans le même sens en ce qui concerne la réification de la vie, mais pour une tout autre raison. Comme nous le signale Obadia (idem, p. 83), ces derniers « craignent qu’en brevetant des animaux, l’homme n’entame un processus de désacralisation de la vie potentiellement dangereux pour l’humanité »[12] De cette manière, la brevetabilité du vivant viendrait confirmer une conception matérialiste de la vie, c'est-à-dire à une conception qui tend à réduire le vivant à du simple matériel. Comme cela, l’homme perdrait peu à peu le respect qu’il a envers la nature et la vie en général et il pourrait même en venir à sa propre marchandisation. Ceci rejoint un argument d’inspiration déontologique qui stipule que la manipulation génétique sur le vivant porte atteinte au « caractère sacré de la vie ». Dans cette optique, le savoir scientifique poussé jusqu’aux modifications du vivant enlèverait aux hommes la dimension mystérieuse et mystique de la vie. Par contre, les utilitaristes ne vont pas jusqu’à affirmer cela, car ils ne sont pas d’accord avec les conséquences de ce principe qui, dans certains cas, pourrait empêcher de sauver des vies ou de diminuer la souffrance humaine. Pour eux, le savoir scientifique ne peut qu’augmenter le respect de l’être humain envers la vie (idem p.82). Mais, comme nous l’avons signalé précédemment, tel n’est pas l’opinion de ceux qui s’inspirent de la morale déontologique.

4.3- Le statut moral du vivant.

Dans un contexte où on entend de plus en plus parler de la protection des animaux et de leurs « droits », il est très à propos de se questionner sur le statut moral de ceux-ci. Pour nous, ce questionnement peut évidemment s’effectuer par rapport aux interrogations éthiques que suscite le débat sur la brevetabilité du vivant et les biotechnologies. Il est intéressant de constater que ces questions de statut moral ne nous viennent pas à l’esprit en ce qui concerne les végétaux. Cela vaudrait-il dire qu’il existe une différence morale entre les animaux et les végétaux. Il semble que oui, du moins au premier abord. Mais, dans ce cas, sur quoi se base-t-on pour établir un statut moral aux êtres vivants ? Plusieurs philosophes ont étudié la question ; toutefois ils ont développé des approches très différentes. Selon la tradition cartésienne, le statut moral se fonde sur la capacité de raisonner de l’être vivant (idem). Dans cette optique, seule l’être humain a donc un statut moral, puisqu’il est le seul être vivant qui a la capacité de raisonner. Par contre, pour ceux qui défendent les droits des animaux, ce qui donne le statut moral à un être vivant, c’est sa capacité à ressentir le plaisir ou la souffrance (idem). Évidemment, cette théorie est loin de faire consensus. À ce titre, plusieurs utilitaristes ont développé une approche un peu déconcertante à ce sujet[13]… Enfin, il aurait été très intéressant de s’attarder davantage sur le statut moral de l’animal, mais le but de ce travail est d’un ordre plus général. Notons seulement qu’il n’y a pas d’unanimité en ce qui concerne le statut morale des animaux, mais que de façon générale, je crois qu’il est correct de considérer les végétaux comme n’ayant pas de statut morale. Bien que certains auteurs iraient jusque là, mais cette théorie me semble très invraisemblable.

5- Conclusion.
Toutes ces considérations étant faites, il est maintenant beaucoup plus aisé de se prononcer sur la problématique de la brevetabilité du vivant. Évidemment, je n’ai pas pu aborder tous les aspects de cette dernière, mais je crois qu’elle a tout de même été bien cernée. Étant de sensibilité déontologique et pour toutes les raisons avancées ci-devant, je m’oppose à de telles pratiques et par conséquent, je suis totalement en désaccord avec la brevetabilité du vivant. Certains invoquerons le fait que le brevet sur le vivant est un bon moyen pour préserver les droits et libertés de l’être humain ; je n’en suis pas du tout convaincu. Ils alléguerons aussi que la perspective déontologique des croyants par rapport au biotechnologie est désuète, mais ceux qui affirme cela ne crois pas au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, il ne croit pas n’on plus à celui de Jésus-Christ créateur du ciel et de la terre. Ceci étant dit, comme nous le rappelle Obadia (idem, p. 93), cela nous amène à un questionnement encore plus fondamental, quelle est la place de l’homme dans le monde et sa signification ? À ce titre, je crois personnellement que le christianisme, malgré tous ses déboires historiques, possède largement en lui la réponse à ce questionnement. C’est pourquoi, comme je l’ai dit précédemment, j’opte personnellement pour l’approche, que j’ai qualifiée de « déontologique croyante ». Je ne peut en aucun temps être en accord avec le brevetage du vivant, malgré le fait que je considère que le brevet est en lui-même éthiquement neutre[14], ce sont plutôt ses conséquences qui ont une portées éthiques. Quand au brevet lui-même, je considère que son rôle est principalement économique et Dieu sait que dans notre société néo-libérale, ce qui est rentable économiquement pour les riches, ne l’est en réalité qu’aux détriments des plus pauvres. Cela est donc pour moi immorale. De plus, lorsque les multinationales de la bio-pharmaceutique tentent de breveter des gènes (en l’occurrence, le génome humain), ne s’agit-il pas là d’une confiscation d’une partie du patrimoine de l’humanité ?
Notes

[1] Rapport CCCB 2002 p. 2.
[2] Transplantation d'un organe ou d'un tissu animal dans l'espèce humaine
[3] Wunenburger, Jean-Jacques, Questions d’éthique, PUF, 1993, p. 328.
[4] Kant, Emmanuel, philosophe allemand (Königsberg, 1724 — id, 1804).
[5] Stuart Mill, John, philosophe et économiste britannique (Londres, 1806 — Avignon, 1873).
[6] U.S. Congress, Office of technology Assessment, New Developments in Biotechnology: Patenting Life-Special Report, op. cit., p. 132-133.
[7] Idem, p. 100-101.
[8] Barry Hoffmaster, The Ethics of patenting Higher Life Forms, (1989) 4 I.P.J. 1, 3.
[9] B. A. Brody, op. cit., p. 141, 145; U.S. Congress, Office of technology Assessment, op. cit., p. 132.
[10]Claes, T., op. cit., Cultural background of the ethical Concerns in the Patenting of Life Forms, Ashgate publishing, England, 1997, p. 121.
[11] Déf. : réduire à l’état de chose, d’objet.
[12] Scott Altman, (Com)modifying Experience, (1991) 65 Southern California Law Review, p. 293, 293-340.
[13]Singer, Peter, Melbourne, Australia, 1946 et Tom Regan, professeur de philosophie morale au North Carolina State University à Raleigh au États-Unis.

[14] En ce qui concerne cela, d’autre pense que non. Évidemment, il aurait été intéressant de se pencher plus en détail sur cette question, mais cela pourrait plutôt faire l’objet d’un travail subséquent.